mardi 29 mars 2011

Autoformation mondialoguante, voyage et passage à la retraite

Par Gaston Pineau, professeur émérite à l’Université F.Rabelais de Tours

Éducation Permanente, 2011, no 186 Rencontres interculturelles et formation, p.103-112

Résumé

Après avoir explicité la difficulté spécifique de cultiver les expériences émergentes d’autoformation au cours de la vie, l’article pose la problématique du passage à la retraite, entre autonomisation et aliénation. Il l’étudie à partir d’une expérience personnelle tentant d’initier une autoformation dialoguant avec le monde, par un voyage de transhumance culturelle autour de la Méditerranée. En final, il ressort deux acquis de cette voie personnelle de passage à la conduite automobile d’une nouvelle trajectivité pour re-traiter sa vie: l’éveil aux paysages et aux visages comme source de co-création de sens, et le passage à un régime nocturne d’autoformation, intégrateur des diversités vécues.

L’éclatement des grands modèles de formation humaine tout au long de la vie oblige à mettre en cultures, pratique et théorique, des expériences émergentes et tâtonnantes d’essais de mises en formes de cette vie, par soi, avec les autres et des environnements incertains et mouvants. Pas facile de travailler l’ampleur hypercomplexe de ce grand tournant paradigmatique, de l’applicaton de modèles anthropo-formateurs éclatés, à des vivants réflexifs en formation.

Nous allons le faire, de façon impliquée, en croisant deux éléments qui depuis cinq ans jalonnent culturellement un passage personnel à la retraite : le néologisme d’autoformation « mondialoguante », dialoguant avec le monde; et une expérience de voyage que j’appelle de transhumance culturelle . Ce voyage méditerranéen m’a initié à la culture d’un moyen de transport très spécifique, la bicyclette, et m’a fait traverser sept cultures nationales et quatre cultures religieuses . Pour quoi? Pour tenter d’apprendre des « savoir-passer , cruciaux dans la perspective d’une éducation tout au long de la vie. »(Lesourd,2009, en-dos).

1-Difficulté spécifique de cultiver des expériences émergentes d’autoformation au cours des âges de la vie.

Le verbe cultiver, avec sa référence agraire primordiale, me semble intéressant pour approcher la dynamique relationnelle complexe entre organismes et environnements, nécessaire pour la formation et transformation de toute production vivante, individuelle ou collective.(Bonnemaison, 2000,p66-70) La formation d’auto-production, ou de toute production voulant se greffer à ce « foyer organisationnel invisible » qu’est l’autos ( Morin, 1980,p255) pose des difficultés spécifiques de culture. En effet le greffage à ce foyer de réflexivité personnelle ne se fait pas sur commande, n’importe quand, ni n’importe où, mais nécessite une manifestation émergente de ce foyer, d’autant plus surprenante et difficile à reconnaître et cultiver, qu’elle sera originale. Cette émergence demande d’abord un espace/temps spécifique entre les cultures instituées . Un espace/temps libre, vide, non-occupé, qui peut paraître de l’extérieur, en friche, en jachère, inculte . Mais qui pulse de l’intérieur, selon des conceptions et des gestations énergétiques mal connues, même de l’unité autonomisante qui pousse, qui cherche à naître, puis se former et se transformer, en interactions et transactions vitales et spécifiques avec le nouvel environnement . Si cette poussée autonomisante tombe dans une culture totalitaire uniformisante, elle s’étiole et meurt, étouffée. Même sort, si elle surgit dans un désert culturel , physiquement et socialement.

La culture de cette pousse réflexive autonomisante requiert donc des conditions paradoxales alliant des apports de l’intérieur et de l’extérieur selon une dynamique relationnelle complexe . Trop complexe pour un premier âge scientifique refoulant ces pousses autonomisantes hors du champ de culture de la science, comme insignifiantes ou au contraire trop méta-signifiantes . Le début de la prise en compte scientifique des processus d’autonomisation est récent : « Une révolution scientifique majeure a commencé dans notre ultime demi-siècle, et partant du cœur même de la physis, procède à l’élaboration d’une science de l’autonomie »(Morin, 1981,p160). Paradoxalement, cette science de l’autonomisation atteint difficilement les sciences sociales et humaines. Les poussées autonomisantes humaines au cours d’une vie peinent à être reconnue et encore moins connue, ainsi que les conditions paradoxales de culture de l’autos, entre éco et hétéroformation .(Pineau, 2009, p141-153).Aussi les expériences d’autoformation aux cours des différents âges d’une vie rencontrent-elles des difficultés spécifiques pour s’identifier, s’expliciter et se mettre en culture personnelle et socio-scientifique. Le plus souvent leur non-réceptivité fait qu’elles retombent en miettes .

2- Le passage à la retraite : entre autonomisation et aliénation.

Deux passages-clefs déterminent socio-culturellement la formation/transformation du cours d’une vie : l’entrée dans le monde du travail et sa sortie . Le travail demeure encore un très grand intégrateur social : pouvoir et savoir le choisir conditionne fortement la formation continue de soi par soi, dans l’évolution de la vie adulte future; pouvoir et savoir en sortir de façon autonomisante est un grand enjeu existentiel critique à relever.

Cet enjeu est tendu entre intégrité et désespoir, pour reprendre rapidement les termes du dernier stade du développement entre le self et le monde social, étudié par Erik H.Erikson.(Cf,Houde, 1999,p51-93). La simplicité de son énonciation ne doit pas voiler la complexité de fond qu’elle recèle. Cette dernière remonte de façon plus ou moins diluée et tragique selon les conditions sociales et personnelles du passage. « L’ambivalence est au cœur de la problématique de la retraite…le lâcher-prise revient souvent comme souhait manifeste, mais il n’est pas aisé de s’y autoriser…L’un des principaux enjeux …est l’inexistence d’un statut de remplacement sur le plan social…L’entrée à la retraite incite à changer de registre : c’est le passage du social à l’existentielIl s’agit bien alors de re-traiter sa vie, de la redéfinir, de la réinterpréter , de la renouveler afin d’y maintenir un sens ou d’en découvrir un nouveau par un transfert vers d’autres options »(Mercier, Rhéaume, 2007,p 269-270)

L’ajustement des sources de sens paraît un moyen majeur de passage autonomisant et autoformant. « Le sens, dimension centrale de l’existence, exerce un rôle à la fois intégrateur(assurant direction et cohésion), mobilisateur(suscitant motivation et dynamisme) et gratificateur( apportant satisfaction et estime de soi).(Mercier, Rhéaume,2007,p271)

Différents grands modèles d’ajustement des sources de sens commencent à émerger : par continuité, rupture, inversion…Je suis personnellement aux prises avec ce passage vers un nouveau monde vécu à former. Pouvoir expliciter mon expérience personnelle tâtonnante de ce passage, est mettre en culture sociale une poussée singulière qui peine même à se reconnaître et se formuler comme telle. Deux éléments principaux ponctuent fortement, pour le moment et pour moi, ce passage : un néologisme et un voyage . Les deux veulent cultiver ce passage comme ouverture à un dialogue plus ample entre moi et le monde, par l’actualisation de la quadruple fonction du voyage qui peut renouveler les sources de sens: se déplacer, s’ouvrir à l’inconnu, apprendre le monde, se former. (Fabre,2003)

3-L’autoformation mondialoguante.

Ce néologisme est né à Marrakech en 2005, au troisième congrès mondial sur l’autoformation, après ceux de Montréal (1997) et de Paris (2000). Il est né du croisement du thème du congrès, « rencontres entre cultures et apprentissages formels, informels et non formels », et du mouvement de mondialisation économique et culturel . Ce mouvement est complexe, à la fois lointain et présent : « La mondialisation s’internalise au sein de toutes les sociétés, comme dans la vie quotidienne de tous les individus. Si rien n’est totalement mondial, tout le devient aujourd’hui un peu. »( Dolfuss, cité par Chartier,2005) . De plus il est contrasté : libéralisation sauvage selon la loi du plus fort, ou redéfinition conjointe des règles des échanges, en autonomisation solidaire et en bio-diversification. Face à un premier courant impérialiste de mondialisation purement économico-politique encore largement majoritaire, monte un courant altermondialiste cherchant des alternatives socio-éducatives. C’est de ce courant qu’a émergé ce rapprochement entre autoformation et dialogue avec le monde.

Ce rapprochement dialogique n’est pas évident. En effet il veut relier deux pôles opposés : le pôle micro et intérieurement invisible de l’autoformation avec le pôle macro et extérieur d’un monde infini . En plus l’ attractivité de ces pôles semble aussi contraire : intériorisante et unifiante pour le premier, extériorisante et diversifiante pour le second . Ce rapprochement n’a pu s’effectuer que dans la mouvance d’un courant de pensée transdisciplinaire ne reculant pas devant l’essai de compréhension des complexités et des paradoxes vécus.

D’abord, ce rapprochement renvoie à ce que Morin appelle le grand paradoxe de la construction de l’identité humaine : le paradoxe entre unité et diversité.(Morin,2001,p.59-60) . La mondialisation exacerbe, jusqu’à l’éclatement, ces tensions paradoxales, à la fois une et multiple, entre unification et diversification, localisation et globalisation, intériorisation et extériorisation, singularisation et universalisation, immédiateté et durabilité, micro et macrocosmes…La formation de chaque culture personnelle et sociale est prise avec la formation d’elle-même, de son identité personnelle à assurer, de son soi, de son autoformation, mais aussi avec celle des autres. Double prise qu’avivent la dérégulation et la reconfiguration mondiale des frontières, nationales mais aussi continentales et conceptuelles. Cette période de crise aiguë des frontières fait reposer crucialement les options existentielles de chacun : autoformation par subordination des autres, voire assujettissement et élimination ; ou autoformation par coordination, dialogue avec les autres.

Ce dialogue , étant donné l’opposition écartelante entre les pôles, doit se dialectiser en dynamique dialogique pour construire des reliances spécifiques toujours mouvantes. Morin érige cette dynamique dialogique en principe génératif et stratégique méthodologique pour le traitement de la complexité : « Le principe dialogique aide à penser dans un même espace mental des logiques qui se complètent et qui s’excluent. Le principe dialogique peut se définir comme l’association complexe ( complémentaire/ concurrente/antagoniste) d’instances nécessaires, conjointement nécessaires à l’existence, au fonctionnement et au développement d’un phénomène organisé »(Morin,2003,p45-46)

Enfin, le troisième terme qui a généré le néologisme est celui de « mondiologie ». Il apparaît dans l’épilogue de Eduquer pour l’ère planétaire pour pointer une direction majeure de l’éducation du futur : viser à articuler l’expérience terre-à-terre à la mondialisation des problèmes, par une contextualisation permanente. « L’éducation planétaire doit favoriser une mondiologie de la vie quotidienne. »»(Morin,2003,p134))C’est-à-dire une prise de conscience des liens entre la vie quotidienne et le monde, dans toute son ampleur et sa complexité, physique et sociale, et dans ses doubles liens de réciprocité interformant-ou déformant- le monde et la vie quotidienne.

Et c’est lors d’un séminaire transdisciplinaire avec Basarab Nicolescu avant Marrakech, que mon plus proche collègue, Noël Denoyel, passionné de dialogie, a créé le terme de mondialogie, par contraction de la mondiologie et de la dialogie . Avec la mise en perspective mondiale de l’autoformation opérée à Marrakech par la rencontre de cultures , le terrain était mûr pour le lancement, dans la galaxie de l’autoformation, après les cinq premières planètes- cognitive, éducative, sociale, intégrale et existentielle(Carré, Moisan,Poisson,1997)-d’une sixième: l’autoformation mondialoguante.

Mais n’est-ce pas une simple envolée intellectuelle, un ballon de baudruche virevoltant et vide? Le terre-à-terre des années suivantes de transition vers mon nouveau monde à former, m’ont fait expérimenter un moyen que la plupart des grandes traditions culturelles préconisaient d’utiliser pour initier le passage à l’âge adulte : le voyage . Pourquoi pas l’utiliser pour sa sortie? Le voyage ne forme peut-être pas que la jeunesse.

4-le voyage : un moyen d’autoformation

Le voyage est vu comme moyen quasi-archétypal de formation vitale dans pratiquement toutes les cultures et les âges. Depuis l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, le Perceval ou conte du Graal de Chrétien de Troyes , Les années d’apprentissage de Wilhelm Meisterde Goethe, et les livres d’apprentissage des compagnons du Tour de France. L’institutionnalisation massive d’un enseignement scolaire, majoritairement reçu assis en classe fermée, a refoulé, voire illégitimé, ces apprentissages des dehors, debout et en nomadisme. Cette institutionnalisation a privilégié, jusqu’au déni de l’autre, le pôle intériorisant des sages sédentaires classiques: « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. »(Pascal, 1670, Pensée 136).

Pas sage la diatribe contre cette mise en demeure, d’un hérault passionné de la modernité, Nietszche (1888) « Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps- à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête. Tout préjugé vient des entrailles. Etre « cul-de-plomb », je le répète, c’est le vrai péché contre l’esprit. » (Ecce Homo., cité dans Gros,2009,p21). La crise actuelle des « états » oblige à reprendre en compte ce pôle « du grand air, dans le libre mouvement des corps » pour tenter d’apprendre à s’autoformer dans une société de « surmobilité »(Augé,2009). Ces mouvances socio-culturelles m’ont entrainé, après Marrakech, dans un périple, espéré ressourçant, autour de la Méditerranée .

5-la Méditerranée : une matrice d’humanité à cultiver.

. « Sur une carte du monde, la Méditerranée est une simple coupure de l’écorce terrestre »( Braudel,1985,p15) Elle n’est donc pas le monde entier . Elle représente néanmoins un bassin culturel extrêmement riche, complexe et bouillonnant, voie de passage entre des mondes en pleine transformation « Son unité essentielle, c’est le climat, un climat très particulier, semblable d’un bout à l’autre de la mer, unificateur des paysages et des genres de vie »(Ib .p23). Avec une triade nourrissante : l’olivier, la vigne et le blé. Mais sa diversité est éclatante. Une frontière nord/sud, mais aussi est/ouest à partir de la Sicile, coupe la mer en deux : à l’ouest la méditerranée occidentale, à l’est la proche-orientale.(Ib.p16). Deux Méditerranées avec dix millénaires d’histoires très chargées. Comme fil conducteur, Braudel choisit celui des chocs des civilisations qu’il présente en « trois communautés culturelles, trois énormes et vivaces civilisations, trois façons cardinales de penser, de croire, de manger, de boire, de vivre…En vérité, trois monstres toujours prêts à montrer les dents, trois personnages à interminable destin… Leurs limites transgressent les limites des Etats, ceux-ci étant pour elles des vêtements d’Arlequin, et si légers…Trois civilisations :l’Occident tout d’abord, peut-être vaut-il mieux dire la Chrétienté, vieux mot trop gonflé de sens; peut-être vaut-il mieux dire la Romanité…Le second univers, c’est l’Islam…Le troisième ne découvre pas aussitôt son visage. C’est l’univers grec, l’univers orthodoxe»(Ib.p158-159). Ajouter l’univers juif, lui aussi transnational, complète la diversité culturelle éclatante de la Méditerranée. Diversité explosive appelant de toute urgence des projets de construction d’union méditerranéenne à long terme. La Méditerranée constitue donc un laboratoire socio-historique exceptionnel d’autoformation mondialoguante( Bonnemaison, 2000,p 113-116 et Cultures et Sociétés,No14,2010). Comment cette mer peut-elle être un trait d’union, une passerelle entre ses civilisations et non une coupure de plus en plus vive?

Mégaquestion civilisationnelle dépassant toute histoire individuelle. Mais la poser est commencer à oser relier l’autoformation de cette dernière à un contexte qui la détermine d’une certaine façon. Comment? Trouver ma manière de l’explorer, n’est peut-être pas insignifiant pour moi, ni courir après des moulins à vent. La France est un pays en partie méditerranéen. Cette partie a marqué fortement mon entrée dans la vie adulte. J’ai vécu à Marseille, en Espagne, en Algérie. Je me suis marié en Israël. A 28 ans, j’ai même proposé, sans succès, à une fondation, un projet de périple méditerranéen pour « approfondir les valeurs spirituelles de pacification enfouie dans les grandes religions monothéistes. ». Ne serait-ce pas le moment maintenant de le réaliser?

6-Un voyage de transhumance culturelle.

Une des premières décisions cruciales très basiquement matérielle est toujours celle du moyen de transport : individuel ou collectif, public ou privé, motorisé ou non, par terre, air ou mer. La suite et la nature du voyage en sont déterminées, de même que les espaces/temps de rencontres avec les environnements physiques et sociaux, les dialogues, les réflexions à plusieurs ou en solitude.

- La culture du vélo

Le vélo fut pour moi un moyen privilégié de transport et de réflexion initiatique pour ma période d’entrée dans la vie adulte. Pour la sortie, ce moyen s’imposa presque de façon réflexe. Sauf que je n’avais plus vingt ans. Et qu’en cinquante ans, le vélo s’est transformé en bicyclettes multiformes…heureusement. Je pensais faire son acquisition en une soirée. Elle me prit un mois. Du Mondial des deux roues de Paris où j’appris qu’il me fallait un randonneur pour faire ce « trek », au Détours de Loire de Tours où un jeune expert, ayant fait le Tour d’Amérique du Sud, m’en monta un, adapté à mes moyens, avec une selle anglaise, un guidon allemand, un cadre états-uniens et des pneus japonais. Avec forces discussions mobilisant le monde passionné du magasin, pour soupeser les avantages et inconvénients de chaque pièce. Je découvrais une culture nouvelle, inter-âge, transnationale, et traversant les classes socio-professionnelles. Cette culture socio-écologique du vélo me transporta jusqu’au Mont des Béatitudes en Israël, en passant cependant par des routes d’enfer . C’est dans la région hyper-polluée de Naples, croulant alors sous ses montagnes de poubelles, que s’est échangé, avec le jeune Paolo qui m’hébergait, en tant que fondateur de l’Associazione Cycling Salerno, le projet utopique d’une union méditerranéenne de cyclo-tourisme éco-culturel . Il m’a fait membre de la Federazione Italiana Amici della Bicicletta (FIAB).

Le vélo a une histoire populaire et sportive qui nuit à sa prise en compte réflexive. Les traités récents qui s’y essaient, s’intitulent avec grande prudence : « Petit traité de vélosophie »(Tronchet,2000); « Petit éloge de la bicyclette »(Fottorino,2007); « Petite philosophie du vélo »( Chambaz,2008). Cependant des tonalités épiques ont salué l’ invention progressive et la première démocratisation à la fin du 19ème siècle, de la transformation simple et rapide de l’énergie humaine en vitesse : « La venue de la bicyclette est un des plus grands événements humains …La bicyclette est le premier stade de l’aviation :l’homme y apprend l’équilibre presque dans le fluide et s’y fait un œil agile et planant d’épervier…les pieds rotatifs ont un grand avantage sur les pieds sautatifs…il n’est pas douteux que le vélocipède sera la monture pratique des peuples civilisés… »( citations de journaux d’époque par Gaboriau,1995,p118,123). Après la vitesse bourgoise du 19ème, la vitesse populaire du 20ème siècle, le vélo apporterait la vitesse écologique au 21ème.(Gaboriau,1995). Marc Augé (2008)en fait un éloge à part entière comme machine-symbole de création d’un monde mobile et propre. En plus , elle peut utiliser tous les autre modes de transport, si nécessaire. Ma bicyclette m’a accompagné en bateau, auto, bus ,train et avion, et même à pied quand les pentes m’obligeaient à mettre pied à terre. Par contre, elle ne permet pas d’emporter beaucoup de livres. Heureuse contrainte ascétique pour tester la pertinence des logiciels incorporés et nettoyer les cerveaux d’intellectuels, surchargés et encombrés de cultures savantes et spécialisées.

- Le « ça crée » des paysages…

Parfois la route est un enfer : elle monte, il pleut et le vent souffle de face. Le nez n’est plus dans le guidon. Il est dans la roue arrière. Tous les éléments sont ligués contre soi, contre son automobilité. C’est une épreuve quasi-ordalique.

Parfois c’est l’inverse. C’est une communion créatrice, une cosmogénèse, une naissance de monde jaillissant de l’ouverture d’un paysage dans un lieu qui alors, devient un haut lieu ressourçant « On a comme desserré l’étreinte des choses, on échappe à la bousculade et à la cohue des éléments, on cesse, en quelque sorte, de ramper ou de se faufiler. De là un bien-être du corps et des yeux, car il devient possible de respirer à son aise, de diriger notre regard là ou nous le voulons…Le voyageur traversera ces deux moments : il acceptera de courber les épaules, d’ondoyer…puis de revenir altier, de dominer de la tête et des épaules le reste du monde. »(Sansot, 1983,p 73-74) . Ça crée. Haut lieu d’un moment épiphanique ( Lesourd, 2009) de manifestation de l’ingénium du voyage, de l’art créateur de la voie( Carmona, 2009 ).

Toujours pour cette traversée de l’Italie, j’ avais demandé à un collègue ayant des racines napolitaines, ce qu’il me conseillait d’y voir . Deux lieux, m’avait-il répondu : Les Cinque Terre qui ont inspiré « Le gai savoir » de Nietzsche ; et Vatolla, petit village du Cilento, où Giambattista Vico a conçu sa « Scienza nuova ». J’y suis allé. En descendant, dans la genèse d’un matin, la route boisée en forte pente du mont ou perche Vatolla, j’étais heureux, dans la grâce du vélo silencieux glissant entre terre et ciel, de ne pas profaner la nature. J’ai saisi alors qu’elle était sacrée.

Ce saisissement de la beauté créative des paysages est peut-être la source des hauts lieux consacrés par l’histoire de la Méditerranée. Consécration historique souvent massacrante, et de ces lieux et au nom de ces lieux. Retrouver la force élémentaire et élémentale de ces hauts lieux consacrés, parfois massacrés et massacrant, exige un long retraitement dépouillant. L’austérité de la route peut y aider, mais aussi et surtout ses beautés paysagères multiformes, cachées aux gens pressés et qui se découvrent dans des lieux les plus insolites.

Deux opérations construisent la sphère des transformations créatrices, à la base del’invention du paysage, selon Anne Cauquelin : « Le cadrage, par quoi nous soustrayons au regard une partie de la vision; et le jeu de transports avec les quatre éléments dont se constitue pour nous la nature »( Cauquelin, 2000, p120). Ces deux opérations d’ailleurs semblent bien se lier par un couplage soudain et surconscient entre les pôles auto, socio et écoformateurs, co-créant une unité formelle se détachant des fonds micro et macrocosmiques. Berque est un des grands auteurs rendant compte du jeu créatif complexe de ces « trois niveaux de la vie d’un paysage : celui de la nature…, de la société.., et d’une personne. »(Berque,2008,p14). Si la Méditerranée est une mère d’humanité créatrice si généreuse, c’est peut-être en raison de la beauté de ses paysages, à tenter de rejoindre et de contempler dans toute leur amplitude cosmogonique .

-et des visages initiateurs.

Ce voyage en solitaire m’a fait rencontré au moins 75 personnes dont j’ai écrit le prénom dans mon journal de voyage. Donc au moins 75 interlocuteurs de dialogues. J’en évoquerai ici seulement quatre, quatre interlocutrices. Puisqu’il se trouve que les quatre premières personnes qui m’ont accueilli et introduit dans chacune des quatre grandes civilisations méditerranéennes évoquées plus haut, sont, comme par hasard, des femmes .

- Antonella, la romaine, m’a hébergé ainsi que mon vélo, dans son appartement jouxtant le Vatican. Elle m’a permis de reprendre un fabuleux dialogue avec Franco Ferrarotti sur le bilan de son approche des histoires de vie et du sacré . Il en a résulté une traduction d’une de ses dernières autobiographies : Les miettes d’Épulon(2009). Et Antonella m’a préparé à affronter l’Italie du Sud, même si en bonne romaine, elle me conseillait d’éviter Naples.

- Niki, la grecque, m’a accueilli ou plutôt recueilli à Patras. Elle m’a apprivoisé à l’univers grec, dont la complexité et la quasi-illisibilité graphique m’affolaient, après le dépaysement de la plongée italienne . Dimitra a pris le relai de l’analphabète que j’étais devenu.

-de l’arrivée à Selçuk en Turquie, reste gravée dans ma mémoire, la vision nocturne d’une femme et son enfant, passant dans la rue, avec une démarche lente, calme, apaisée et apaisante. Impression d’une énergie cosmique, aimante et pacifiante, enveloppant et animant les gens simples, aux prises avec la rude et unique survie du quotidien. Héros de l’ordinaire, héraults de quelque chose. Mais de quoi?

- enfin à Tel Aviv, après plus d’un mois sans visage connu et le choc du passage mouvementé des frontières, le visage serein et souriant de Dinah, l’amie médiatrice, témoin de quarante ans de vie.

Que l’entrée dans ces quatre grandes traditions, qui se vivent souvent de façon concurrentes, se fassent par un visage féminin, humanise et adoucit leurs différences, sources impersonnelles de méfiances, de luttes, de violences, d’agressions, de morts. Le visage, et en plus, le visage féminin, n ‘est-il pas l’espace qui concentre le plus de sens? Tellement que « sa révélation est parole »( Lévinas,1961,p167), à condition d’apprendre et réapprendre à voir les visages humains .

…en transhumance culturelle

Longtemps j’ai cherché à nommer ce voyage, jusqu’à ce que me revienne en mémoire le titre d’un ouvrage d’une méditerranéenne, Malika Lemdani Belkaïd, Transhumer entre les cultures. Récit et travail autobiographique (2004). En association, en réapparaissaient deux autres, de deux collègues ayant étudié les conditions d’avenir d’un mouvement de transhumance dont Braudel souligne la réalité multiséculaire en Méditerranée(Braudel,1985,p 33-40) : Transhumance et éco-savoir. Reconnaissance des alternatives écoformatives de Anne Moneyron (2003) et Berger Transhumant en formation : pour une tradition d’avenir de Dominique Bachelart(2002).

Dans la postface à Malika, Daniel Hameline plaide pour la force de tradition d ‘avenirque représente la transhumance comme intelligence métaphorique de l’alternance culturelle. « La transhumance permet d’éviter une trop grande proximité avec les grandes images religieuses du déplacement. La Migration d’Abraham…, l’Exode ou l’Hégire, constituent de ces locomotions pèlerines dont le désert est le co_acteur …La transhumance offre une imagerie aussi noble, mais « naturelle », laïque en quelque sorte, inscrite dans l’ordre des choses et en particulier dans le rythme des saisons, la fonctionnalité des sols (humus), la rentabilité des activités humaines. C’est la fertilité récurrente des sols qui fait leur pouvoir d’attraction et qui met en route les pasteurs…Ils savent d’où ils viennent et où ils vont. Et s’ils traversent, c’est pour aller vers un territoire à la fois différent et identique à celui qu’ils abandonnent transitoirement, pour le retrouver quand le temps viendra, lui-même récurrent. Différent et identique : voilà l’accroche de la métaphore de la pluriculturalité alternante….L’image de la transhumance convient bien pour dire, non l’agitation de la remue, non l’obéissance du pèlerinage, mais la traversée de soi vers soi, soi identique, soi différent, mais soi , en tout état de cause, identifiant sa terre en ses terres »(Hameline,2004,p 194-195)

En plus, selon lui, cette métaphore peut permettre de dépasser l’opposition dualiste classique entre les agents du mouvement et les tenants de l’immobilité si elle se dialectise par une recherche sur la connaissance des codes de l’alternance culturelle. « L’aller-retour entre les cultures dont une identité se nourrit, transcende la violence mortifère que l’on subit et que l’on fait subir, grâce à l’élaboration difficultueuse et à la maîtrise raisonnée des codes. C’est là, où s’enchevêtraient les intérêts, les antagonismes et les puissances de dissolution, que s’articulent les règles et que s’autorisent , dès lors, les écarts. Et , dès lors, une culture est possible…L’affaire n’est pas que de police, mais de manières réciproques et alternées où s’engendrent les arts, de la parure à la cuisine, de l’éducation des chevaux à la musique »(Ib. p198)

La fluidification et la redéfinition permanente des frontières actuelles font vivre des transhumances culturelles de fait à expliciter pour et par une autoformation mondialoguante maximale entre unification et diversification. « les lois de la transhumance et de son perpétuel mouvement ad extra sont réputées inexorables. C’est bien là le paradoxe. Il est effectivement fondateur »(Ib.p199). Mais de quoi et comment?

Conclusion

Ces 5000km de transhumance méditerranéenne m’ont entraîné à l’autoformation d’une voie de passage à la re-traite de ma vie. Cette voie s’est formée en pédalant sur des routes, avec un sourd, et parfois lourd, dialogue expérientiel entre l’énergie pulsionnante de mon foyer organisationnel invisible et les ressources, à décoder et mobiliser, des divers mondes ambiants traversés, plus ou moins étranges et accueillants. De quoi cette voie expérientielle est-elle fondatrice pour ce passage à la retraite? Quels acquis puis-je en expliciter? En quoi plus présisément m’a-t-elle aidé à ajuster mes sources de sens ou même à les renouveler? Et plus universellement, ai-je trouvé des valeurs spirituelles de pacification? Et lesquelles?

-le premier acquis est l’élargissement de mes sources de sens aux paysages et aux visages. Ces sources m’ont irrigué avec tant de force qu’elles m’ont fait éclater le terme de sacré –ça crée - pour essayer de nommer leur dynamique. Elles m’ont donc plus éveillé à une création transcendante que les sites religieux consacrés, en ruine, fétichisés ou sources de violences meurtrières.

-le deuxième est que la mise en sens constitue une opération processuelle et contextuelle autant et sinon plus que seulement conceptuelle. Sans forcément invalider les bienfaits de l’immobilité studieuse pascalienne, Nietsche n’a pas tort . .Penser au grand air dans le libre mouvement des corps change non seulement les sources d’informations, mais aussi les modes de penser le devenir. La conduite de l’automobilité exige une pratique sensée de la voie en plus de la connaissance du code de la route. Et cette pratique sensée ne s’acquiert paradoxalement que par la longue répétition intériorisante de gestes élémentaires éveillant à la saisie quasi réflexe de l’événement imprévu : pouvoir et savoir le saisir comme occasion (kairos) pour générer de la durée (aion),à temps et contretemps (chronos).

Le passage au troisième âge, avec l’arrêt des mouvements socio-professionnels et la réduction progressive de l’autonomie physique, ouvre une voie où le code de la route est réduit. Chacun doit initier une conduite automobile d’une trajectivité nouvelle. Si on contextualise selon les âges du cours de la vie, les régimes du trajet anthropologique de Gilbert Durand, tout se passe comme si l’autoformation devait changer de régime : passer du régime diurne différenciateur de l’âge adulte, au régime nocturne intégrateur, soit par unification dialectique, soit par communion mystique. (Galvani, 2005).. La transhumance du cours de la vie conduirait donc à ce défi initiatique d’une autoformation mondialoguante, avec et au-delà des mondes finis plus ou moins déjà connus .

Références

Augé, M. 2008 . Éloge de la bicyclette. Paris, Payot

2009. Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot

Berque A.2008. La pensée paysagère. Paris, Archibooks

Bonnemaison, J.2000. La géographie culturelle. Paris, CTHS

Braudel, F.1985 (1977). La Méditerranée. L’espace et l’histoire. Paris, Flammarion

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1 commentaire:

Véronique a dit…

Bonjour Gaston,
quel bonheur de vous lire et quelle émotion particulière alors que je rentre du voyage qui vient d'ouvrir la voie de la deuxième partie de ma vie. Pas à bicyclette, certes, mais en voiture de Tel Aviv au Caire en passant par la Jordanie. Et au retour, cette chose en plus, comme une présence avec laquelle maintenant cohabiter jusqu'à pouvoir la com-prendre. La certitude que c'est ainsi (progressivement, il va de soi : encore 10 petites années avant de re traiter !), dans le monde, que nous vivrons nos 50 prochaines années, sans l'ambition non plus de la culture et de la générosité de les penser et les partager avec votre talent mais la joie sereine de vivre que le meilleur est toujours à venir.
Merci encore
Bien à vous
Véronique Florian (Pau)